La collapsologie, entre espoir et lucidité

Qui veut encore entendre parler de catastrophes ? Climat, migrations, destruction de la biosphère, conflits armés... La coupe est pleine ! D'accord, mais peut-on raisonnablement se permettre de détourner le regard ? La collapsologie — ou l'étude de l'effondrement de notre civilisation — propose un subtil mélange d'ombres et de lumières.

Nous vivons un paradoxe. Les médias sont saturés de catastrophes ponctuelles (attentat terroriste, tsunami, inondation, etc.), mais n'abordent jamais la question des grandes catastrophes qui sont en train d'avoir lieu. A-t-on vu, par exemple, un débat sérieux sur le pic pétrolier ou sur les conséquences sociales des nouveaux scénarios climatiques du GIEC ?

Non, bien sûr, nous préférons laisser cela aux films hollywoodiens...

Dans cette ambiance maussade, entre déni et ras-le-bol généralisés, les plus conscients — et les plus sensibles se pressent pour voir les films comme Demain, qui font effectivement du bien. Des films qui ne nous mentent pas sur ce qui se passe (écoutez bien la première interview du film), mais qui voient quand même des chemins à prendre, hauts en couleurs.

C'est ce juste mélange qui est intéressant : un fragile équilibre entre lucidité et espoir, entre peur et courage, entre tristesse et solidarité, entre indignation et passage à l'action...

Des expériences en psychologie sociale ont montré que, pour que des gens prennent au sérieux une menace, il était nécessaire 1. qu'ils soient bien informés de la situation, et 2. qu'ils disposent d'alternatives crédibles, fiables et accessibles. S'il manque l'un des deux ingrédients, alors ils sont moins susceptibles de s'engager.

Alors que le deuxième point est nourri par les films comme Demain et par l'incroyable foisonnement d'expériences alternatives à tra- vers le monde, qui nourrit (sérieusement) le premier point ? Qui fait le point complet sur ce qui nous arrive ?

Il faut le répéter : l'information la plus complète possible sur les catastrophes est l'une des deux conditions pour favoriser un passage à l'action. La lucidité, la franchise et l'exhaustivité, tels sont donc les objectifs que s'est donnés la collapsologie, ou l'étude de l'effondrement de notre civilisation.

Plonger dans l'ombre : l’Effondrement

Voici le tableau. Après avoir lu et digéré ces dernières années des centaines d'études scientifiques sur le sujet, dans tous les domaines (économie, climat, biodiversité, physique, philosophie, démographie, psychologie, etc.), nous avons acquis la solide intuition que notre société - ou plutôt notre civilisation — ne retrouvera plus jamais la situation « normale » des décennies précédentes. Le constat est triple.

Premièrement, le moteur de notre civilisation thermo-industrielle - l'énergie et la finance - est au bord de l'extinction. L'ère des énergies fossiles abondantes touche à sa fin, comme en témoigne la ruée vers les énergies fossiles non conventionnelles aux coûts environnementaux, énergétiques et économiques prohibitifs. Cela enterre définitivement toute possibilité de retrouver un jour de la croissance économique, et donc signe l'arrêt de mort d'un système économique (très fragile !) reposant sur des dettes... qui ne seront tout simplement jamais remboursées.

Deuxièmement, la folle expansion matérielle de notre civilisation a irrémédiablement perturbé les systèmes naturels sur lesquels elle reposait.

Le réchauffement climatique et les effondrements des écosystèmes, à eux seuls, annoncent des ruptures de systèmes alimentaires, sociaux, commerciaux ou sanitaires, o c'est-à-dire concrètement des déplacements massifs de population, des catastrophes naturelles, des accidents industriels, des conflits armés, des épidémies et des famines. Et ce ne sera bientôt plus l'apanage des pays du Sud ! Dans ce monde devenu « non linéaire », les événements imprévisibles de plus forte intensité seront la norme, et il faut s'attendre à ce que régulièrement les solutions que l'on tentera d'appliquer perturbent encore davantage ces systèmes.

Et troisièmement, les institutions et les réseaux toujours plus complexes qui fournissent l'alimentation, l'eau et l'énergie, et qui permettent à la politique, à la finance et à la sphère virtuelle de fonctionner, exigent des apports croissants d'énergie. Ces infrastructures sont devenues tellement interdépendantes, vulnérables, et souvent vétustes, que des petites ruptures de flux ou d'approvisionnement peuvent mettre en danger la stabilité du système global en provoquant des effets en cascade disproportionnés.

Tout cela est irréversible, et la combinaison de ces trois facteurs ne peut déboucher que sur une issue, un effondrement de civilisation.

Vous avez bien lu : un effondrement. Comme les civilisations anciennes, mayas ou romaines, nous risquons de voir bientôt les bases de notre quotidien disparaître. Et nous réunissons un faisceau d'indices qui suggèrent que cela pourrait être imminent...

Bien entendu, il est peu probable que notre monde disparaisse en un jour. Il faudrait l'imaginer sur plusieurs années, voire plusieurs décennies. Ce sera aux historiens ou aux archéologues de trancher ! Mais, au fond, qu'est-ce qu'un effondrement ? C'est un « processus à l'issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis là un coût raisonnable mais à une majorité de la population par des services encadrés par la loi » . C'est un processus à grande échelle irréversible, mais ce n'est pas la fin du monde ni l'apocalypse : la suite s'annonce longue, truffée d'obstacles, et il faudra la vivre !

Voir la lumière : vers une renaissance

Nous devons reconnaître que les conséquences du changement climatique « ont été systématiquement sous-estimées à la fois par les militants et, jusque très récemment, par la plupart des scientifiques » (2).

Tous ont craint de paralyser le public en l'effrayant trop fortement. Notre société a donc un problème de taille : le déni dans toutes ses formes (« je ne veux pas voir ça », « j'en ai marre des mauvaises nouvelles », « ils nous trouveront bien des solutions », « je ne crois pas au réchauffement climatique », etc.).

Le déni est un processus cognitif tout à fait normal - et même salutaire - qui permet de se protéger des informations trop « toxiques ». En effet, penser les catastrophes peut provoquer de grandes angoisses assez néfastes pour l'organisme si elles deviennent chroniques (dépression, cancers, etc.). Cet effet peut être décuplé par le sentiment d'impuissance, qui apparaît lorsqu'on ne voit pas d'alternatives crédibles.

Mais, à long terme, le déni s'avère aussi toxique car il empêche de voir la réalité. « Refuser d'accepter que nous allons affronter un avenir très désagréable (peut devenir) une attitude perverse. » (3) Nous sommes donc coincés dans ce choix cornélien : souffrir de voir les catastrophes, ou souffrir des conséquences de ne pas les voir. A choisir, nous préférons la première, car elle est bien plus facile à gérer.

Nous pouvons par exemple voir cette question de l'effondrement comme celle d'un deuil à faire. Un deuil d'une vision de l'avenir. En effet, commencer à comprendre puis à croire en la possibilité d'un effondrement revient finalement à renoncer à l'avenir que nous nous étions imaginé. C'est donc se voir amputé d'espoirs, de rêves et d'attentes que nous avions forgés pour nous depuis la plus tendre enfance, ou que nous avions pour nos enfants.

Selon le modèle bien connu établi par Elisabeth Kübler-Ross, la psychologue suisse qui a passé sa vie à accompagner les mourants, le processus de deuil traverse plusieurs étapes : déni, colère, marchandage, dépression et acceptation. Ainsi, lors de discussions et d'ateliers sur la transition ou sur l'effondrement, on a pu constater que des moments de témoignages, d'écoute et de partage d'émotions étaient essentiels pour permettre aux personnes présentes de se rendre compte qu'elles n'étaient pas seules à affronter ce genre d'avenir et à ressentir ces émotions.

Tous ces moments les rapprochaient de l'étape d'acceptation, indispensable pour retrouver un sentiment de joie, de gratitude et d'espoir qui nourrit une action juste et efficace.
Aller de l'avant, retrouver un avenir désirable et voir dans l'effondrement une formidable opportunité pour la société passe nécessairement par des phases désagréables de désespoir, de peur, de honte ou de colère. Cela nous oblige à plonger dans nos ombres personnelles, à les regarder en face et, surtout, à apprendre à vivre avec elles. L'effondrement est un miroir grossissant de ce que nous ne voulons pas voir.

Ainsi, la clé pour affronter le monde qui vient avec lucidité et sagesse est donc dans la rencontre, le partage et surtout l'écoute bienveillante de toutes ces émotions que cela provoque. Croyez-le, cela fait du bien !

Vous avez dit pessimisme ?

En étudiant l'état du climat, de l'énergie, de la biodiversité, de la finance ou des ressources, nous avons progressivement pris conscience de la gravité et de l'ampleur de ce que nous subissons déjà, et de ce qui nous attend. Pour le dire franchement, au fil des mois, nous sommes devenus catastrophistes.

Attention, cela ne signifie pas que nous souhaitions les catastrophes, ni que nous renoncions à agir pour en atténuer les effets, ou encore que nous sombrions dans un pessimisme irrévocable. Au contraire ! Même si l'avenir paraît sinistre, nous avons le devoir de nous battre, il n'y a aucune raison de nous soumettre passivement aux faits.

Etre catastrophiste, c'est simplement éviter une posture de déni et prendre acte des catastrophes qui sont en train d'avoir lieu. Il faut apprendre à les voir, accepter leur existence et faire le deuil de tout ce dont ces événements nous priveront. C'est cette attitude de courage, de conscience et de calme, les yeux grands ouverts, qui permettra de tracer des chemins d'avenir réalistes. On est loin du pessimisme !

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